Rimbaud était un sale gosse, ça, tout le monde dans le salon de la Présidente le savait. Un sale gosse d'à peine dix-sept ans qui fumait sa longue pipe  tout seul sur un canapé près de la fenêtre. Il faisait la gueule, comme à son habitude, tandis que les 'adultes' discutaient de politique.

Puis, à un moment, Mme Sabatier fit entrer une demoiselle que peu de monde reconnaissait. On l'avait présentée comme une jeune anglaise en visite à Paris. Elle reçut quelques bonjours, quelques baise-mains, mais Rimbaud, lui, n'en avait rien à faire. Il regardait droit devant lui, l'air renfrogné, exhalant un filet de fumée toxique.

Ce n'était pas que Rimbaud n'aimait pas les filles, loin de là, il les aimait bien, presque autant que les hommes, d'ailleurs, mais là… Il pensait à autre chose. Il pensait surtout à comment lui faire fermer sa gueule à ce pauvre type qui tente de défendre l'Empereur. Bah, detoutes façons les autres vont bien lui tomber dessus.
Mais la politique l'ennuyait. Le jeune Rimbaud était un Anarchiste convaincu, il était persuadé que sans Dieu ni maître, les Hommes connaîtraient enfin la véritable liberté.

L'anglaise s'était assise sur un canapé non loin d'Arthur, il la regardait, arquant un sourcil de manière inquisitrice. Elle avait pas l'air d'une Sainte-Nitouche, en tout cas.  Bref, il avait mieux à faire que de regarder une gonzesse… Comme continuer de faire la gueule en regardant par la fenêtre.

Tout de même, à un moment, il croisa le regard de la jeune anglaise qui lui offrait un sourire exaspéré. Alors elle aussi, cette conversation lui faisait bien chier?  Sans doute.

Puis, au moment où les vieux commençaient à s'exciter, elle se rapprocha de Rimbaud et s'assit sur le canapé en se tenant droite. Le jeune poète la regarda, un sourcil froncé, sa pipe toujours entre ses dents. C'est ce moment-là que la jeune fille utilisa une phrase des plus singulières pour se présenter.

" J'emmerde Napoléon et je m'appelle Mary Shelley, enchantée. J'espère que la conversation vous ennuie autant que moi. "

Rimbaud manqua de s'étouffer avec la fumée de sa pipe tant il était étonné de la franchise avec laquelle la jeune femme venait de parler. Puis il se mit à ricaner, un sourire insolant jouant sur ses lèvres fines, révélant une dent tordue alors qu'il retira la pipe de sa bouche.

Dès qu'il eut fini de rire, il regarda l'anglaise de haut en bas d'un air presque condescendant avant qu'il ne lui réponde.

"Ben dis, pour une Anglaise t'es franchement pas farouche!" s'exclama-t-il en ricanant de plus belle, s'étalant un peu sur le canapé avant qu'il ne reporte sa pipe à sa bouche, fronçant les sourcils une fois qu'il eut compris que celle-ci s'était éteinte.

Il hocha la tête brièvement quand la demoiselle lui eut allumé sa pipe. Il ne la remercia pas immédiatement, il attendit d'avoir tiré dessus au moins une fois, exhalant la fumée blanche en basculant sa tête en arrière. Puis, il s'amusa à faire des ronds avec, son bras se levant pour briser les ronds avec son doigt.

"J'me fais bien chier, ouais." murmura-t-il en regardant la jeune femme de plus belle.

Elle n'était pas moche, se dit-il, jusqu'à ce qu'elle sorte son étui de cigarettes pour en allumer une.  Quel manque de féminité. Ce n'était pas que ça le gênait, lui, mais il se demandait si la Présidente allait la réprimander… Bah, et puis non, après tout, elle laisse bien Mademoiselle Sand porter des pantalons dans le salon, alors pourquoi cette Anglaise n'aurait-elle pas le droit de fumer?
Après tout, il fumait bien comme une cheminée, lui. Malgré son jeune âge, il corrompait déjà ses poumons vierges avec tabac, haschisch, et d'autres délices tous aussi toxiques les uns que les autres.

En parlant d'âge, l'Anglaise paraissait bien jeune. La mère de Rimbaud lui avait répété de maintes fois qu'il ne fallait pas demander son âge à une demoiselle… Mais bon, là, il ne s'agissait pas d'une espèce de vierge effarouchée, après tout! Enfin, son intérêt pour l'âge de la jeune fille s'envola dès qu'elle lui eut demandé son nom.

Quand elle lui eut posé la question au sujet de son prénom, il répondit après une longue pause, d'abord pour fumer, ensuite pour voir si la jeune fille allait s'impatienter. Voyant qu'elle se bronchait pas, il lâcha son nom sans vraiment y penser.

"Rimbaud." Dit-il d'un air ennuyé, les yeux mi-clos alors qu'il exhalait sa fumée de plus belle "Appelle-moi Rimbaud."

Il préférait son nom de famille à ses prénoms, Jean, Nicolas, Arthur.  Son nom était la seule chose qui lui restait de son père,  le seul parent qu'il admirait. Sa mère, la bouche d'ombre, il ne l'aimait pas, ou alors très peu, ainsi que les trois prénoms qu'elle lui eut donnés à sa naissance, sans le consentement de son père. Il utilisait le troisième, Arthur, car il savait que c'était le prénom que sa mère affectionnait le moins.

"Et toi c'est Marie, c'est ça? Ouais, c'est ça." dit-il en reniflant, passant une main dans ses cheveux "Et qu'est-ce qu'elle fait en France, la p'tite Lady? L'Angleterre l'ennuie?  Comme si c'était mieux ici." ajouta-t-il d'un ton ironique, grimaçant un peu avant de souffler de la fumée dans la direction de la demoiselle.

Il la regardait de plus belle, l'éternel sourire insolent au visage alors qu'il se rapprocha d'elle pour lui piquer sa cigarette, mettant sa pipe de côté pour tirer sur la cigarette de la jeune fille.

Elle avait donc besoin d'inspiration pour son livre. Voilà qui était intéressant. Le garçon se demandait bien ce qu'une jeune fille comme elle pouvait bien écrire. Des romans à l'eau de rose, sûrement? Il se trompait gravement. Il se rendit compte de l'atypicité de la jeune Anglaise quand elle commençait à parler de cimetières.

Elle s'inspirait donc de cimetières, cette morbide demoiselle. Soit. Elle semblait aimer des choses pour le moins étranges. Elle semblait faire partie de ces Anglais qui se prêtaient au spiritisme et autres conneries du genre.  Rimbaud n'en pensait pas moins. Pourtant cette jeune fille l'intriguait. Elle était comme une bouffée d'air frais dans le salon de Madame Sabatier.

Pendant que les 'adultes' s'excitaient sur des sujets d'actualité, Rimbaud s'ennuyait, et il venait de trouver quelque chose pour se distraire. C'était fort honorable de la part de la jeune fille de se présenter ainsi. Cela ferait bien une occupation pour le jeune poète.

Elle cherchait de nouvelles aventures en France, un soupçon d'excitation, quelque chose qui lui ferait vivre une expérience incroyable.

Il allait l'y aider.

Des idées apparurent alors dans son brillant esprit. Des choses assez malsaines, plus ou moins sales, et pas franchement dignes d'un bon catholique. Mais c'était de sa faute aussi, à parler d'excitation. Cela érigeait en lui des idées dignes d'un garçon de son âge. Et puis, Rimbaud était tout sauf un bon catholique.

Puis elle lui eut demandé ce qu'il faisait en ce lieu. Ecrivain, peintre… Poète? Il n'était pas un poète, non, il était bien plus que ça.

"Moi? Je vaux bien plus que tous ces vieux cons réunis. Je suis un génie, moi." dit-il calmement avec un sourire narquois avant de reporter sa pipe à sa bouche, ses yeux bleus fixant ceux de la jeune fille.

Rimbaud était imbu de lui-même, ça, ce n'était un secret pour personne. Dans son entourage, tout le monde le connaissait comme étant une saloperie d'enfant. Les gens ne savaient pas s'il fallait aimer ou détester le jeune Rimbaud, mais une chose était sûre; il fallait accepter qu'il était là et qu'il allait leur en mettre plein la vue.
Il s'étalait sur le canapé, un sourire de vainqueur aux lèvres tandis qu'il exhalait encore un peu de sa tendre fumée en la direction de la demoiselle.